Printemps 2013
N°54Humeurs de table
par Jean Maisonnave
C’est même souverain, disait ma grand-mère qui en faisait tous les jeudis parce que c’est plein de fer et que ça rend intelligent, d’où ma carrière. En tout cas, on adorait ça, sauf ma sœur qui était affligée d’une sensibilité assez exagérée. Si on commence à évoquer la tête du poulain ou de l’agneau de lait, le sifflement déchirant du homard plongé dans le court bouillon, ou encore le trismus ultime du plancton en voie de lyophilisation, on finira par brouter la verdure, et quoi, on n’est pas des bourrins. Toujours est-il que la consommation de cheval a depuis fortement régressé avec, pour conséquence, la navrante fermeture d’un grand nombre de boucheries chevalines. Sauf en Roumanie, où le cheval profite de grands espaces encore préservés et de méthodes d’élevage ancestrales qui consistent à lui faire tirer les chariots du terroir et autres roulottes en bois propres à développer son harmonieuse musculature.
Il convient donc de remercier ces valeureux professionnels sans lesquels nous serions peut-être frustrés des vertus gastronomiques et diététiques (c’est la plus légère) de la viande de cheval. Tout comme il faut louer l’extrême délicatesse des grossistes, intermédiaires, traders et autres philanthropes de l’agro-industrie qui, afin de ne nous épargner de préjudiciables problèmes de conscience, ont préféré nous laisser dans l’ignorance. Grâce à leur altruiste discrétion, nous pouvons encore savourer sans culpabilité du « minerai » de cheval ; lequel est, on le sait depuis Buffon qui croquait des hérissons, le meilleur ami de l’homme.
Car la vérité, c’est que véniel ou majeur, le tripatouillage est directement induit par la course au profit, aux coûts bas. A moins de s’en remettre à la morale ou au Seigneur, il faudrait donc tout contrôler ce qui n’est pas possible. Alors, on n’en a pas fini avec les surprises. Le mal est profond et l’homme un peu moins. Si peu que le consommateur lui-même, victime potentielle et potentiellement prêt à gueuler contre un peu tout, refuse de considérer qu’à trop vouloir économiser sur la nourriture, il fait le jeu des marchands d’illusion et des margoulins. Le bon travail, la qualité, ça se paye. Quand on travaille, on le revendique. Quand on achète, on l’oublie. On est tous un peu schizophrènes ou exagérément idéalistes. Ou peut-être un peu cons.
Concluons en rendant la parole au cheval. Pas celui qu’on nous vend pour du bœuf (lequel bœuf est d’ailleurs de la vache) mais celui, encore plus magique, d’une épopée kirghiz d’Asie centrale : « Ton esprit est étroit, tu ne réfléchis à rien ; tu ne vois pas ce que je vois ; tu as le courage mais tu n’as pas l’intelligence » dit le cheval Tchal-Kouirouk à son maître Töshtük, lequel s’est fait voler bêtement son âme par un magicien. Cet équidé est certes un peu cavalier mais ce n’est pas un mauvais cheval. Il donne à comprendre que les magiciens sont fréquemment des chevaux de retour qui se nourrissent de la sottise des ânes.
Jean Maisonnave