Printemps 2018
N°74Les années 1960 sont ponctuées dans le monde entier par l’émergence de mouvements anticapitalistes, anticoloniaux et révolutionnaires. La prospérité économique de la France n’est pas accompagnée d’une amélioration des conditions de travail et de rémunérations.
Les affrontements du 3 mai 1968 dans le quartier latin déclenchent à Dijon dès le lendemain des rassemblements et manifestations qui se poursuivront durant plus d’un mois. Une des caractéristiques du mouvement dijonnais est d’avoir su développer et maintenir une solidarité entre étudiants et travailleurs. Durant la deuxième quinzaine de mai, toutes les entreprises et administrations sont touchées par la grève. Même si des accrochages ont opposé grévistes et non-grévistes, si des mouvements d’extrême gauche ou anarchistes ont perturbé les actions syndicales, la violence a pu être contenue grâce à la médiation du doyen de la faculté des lettres, Jean Richard et du doyen de la faculté de droit, Jacques Dehaussy.
L’annonce, par le général de Gaulle le 30 mai de la dissolution de l’Assemblée nationale marque un tournant. Dès le lendemain, 15 000 dijonnais, à l’appel du Comité de défense de la République, lui apportent leur soutien. Un dernier grand meeting intersyndical se déroule le 6 juin au Palais des Congrès ; parmi les intervenants, Jacques Sauvageot, ancien étudiant dijonnais, faisant alors fonction de président de l’UNEF, est applaudi par plusieurs milliers de personnes.
Cette période est également marquée par la succession du chanoine Kir décédé le 25 avril 1968. Il était maire de Dijon depuis 1945. Le docteur Jean Veillet lui succède le 31 mai ; il faut souligner l’élection au conseil municipal de Robert Poujade, député de la Côte-d’Or, secrétaire général l’UD-Vème République.
Eliane Lochot, directrice des Archives
jusqu’au 31 mai, du lun au ven, 9h-12h30 et 13h30-17h aux Archives de la Ville de Dijon, 91 rue de la Liberté.
Occupation de l’école de Beaux Arts de Dijon rue Michelet - Archives de la Ville de Dijon
La police s’affiche aux Beaux-Arts, les Beaux-Arts s’affichent dans la rue
Le personnel de la STRD se met en grève le 21 05 AMD Ve 1394- Archives de la Ville de Dijon
Rassemblement le 31 05 place Darcy du comité de Défense de la République AMD Ve 1394- Archives de la Ville de Dijon
Prise de parole avant le défilé AMD Ve 1394
Archives de la Ville de Dijon
■ par Jean-Paul Brénelin
Quelques extraits des futures mémoires de J-P B. « Béru » pour les Dijonnais qui l’ont connu derrière le bar du Chez nous, un rade improbable resté encore aujourd’hui dans le jus des années 70. Un inconnu célèbre que d’autres saluent en se demandant qui est réellement ce fringuant septuagénaire en cravate, qui arpente la ville d’une allure martiale. Début de réponse, cinquante ans après.
J’ai bientôt 20 ans, la fin de ma troisième année de fac. Le fond de l’air est rouge. Rouge du sang de Martin Luther King, assassiné le 4 avril, du Che, abattu en octobre, des assassinats colonialistes, de la guerre d’Algérie, d’octobre 61, de Charonne et il y a juste un an, du massacre de la jeunesse de Guadeloupe, département français depuis le 19 mars 1946…
Dans les universités, les colloques de Caen et d’Amiens et les directives du recteur Capelle, prolégomènes au plan Fouchet menacent l’université et ses missions. Partout la colère gronde, les amphithéâtres sont le lieu de nombreux débats.
…Dès mars, comme à Nanterre, le 22, les résidents universitaires dont j’étais, avec l’AERUD, leur syndicat, occupent les cités pour obtenir la libre circulation. Aucune femme ne pouvait entrer dans les cités de garçons, même ma mère n’avait pas vu la chambre que j’habitais depuis deux ans. La nuit, nous envahissions les cités des filles. La pilule contraceptive était disponible depuis 1967 suite à la loi Neuwirth, les femmes revendiquaient le droit à disposer de leur corps, même si le poids de la société patriarcale rendait encore très lointaine cette espérance. Les CRS sont montés à l’orée du campus, à Mansart, sans pénétrer l’enceinte de la résidence universitaire…
Le 3 mai, la police aux mains sanglantes de De Gaulle, fracasse les franchises universitaires. Depuis 1231, cette sanctuarisation n’a pas été violée. Inadmissible ! Claude Chisserey rédige, Jacques Sauvageot, dijonnais, président jusqu’en 1967 de la corpo de lettres, signe l’appel à la grève générale. Il est vice-président de l’UNEF, il prend la direction des opérations avec le Snesup et quelques organisations de jeunesse, les directions des principaux syndicats et partis s’y opposent. Le soir même, à Dijon, nous (l’UNEF et quelques mouvements de jeunesse) appelons à un rassemblement, à s’organiser en AG et à occuper les locaux du campus. les Beaux Arts se mettent également en grève avec occupation….
Partout, des rassemblements, des grèves, des occupations d’usines, de bureaux. Des drapeaux rouges flottent sur les usines et à la gare ; sur le campus et dans les lycées - Dijon a un petit air du Barcelone d’Orwell.
L’université occupée malgré quelques heurts, surtout en fac de droit avec des étudiants royalistes ou proches du pouvoir, se drape de permanences politiques, s’orne de slogans, de livres, de revues, les échanges s’organisent…
C’est la grève générale. On s’installe. On s’organise. L’occupation de l’université et la surveillance des locaux nous préoccupent. Gérard Galland, alors président de l’AGED et moi-même assurons son administration. Malgré notre vigilance permanente je dormais tous les trois jours - les nervis du SAC et les étudiants armés et casqués d’Ordre Nouveau et proches du GUD qui occupaient depuis le 15 mai, l’ancienne faculté de lettres rue Chabot-Charny, où ils paradaient en armes sous l’œil bienveillant de la police, réussissaient à pénétrer la faculté de lettres Mansart. Nous avons évité l’affrontement et malgré un flottement du à notre relative naïveté et au désordre consécutif au réveil nocturne de nombreux étudiants et étudiantes qui campaient dans les salles un peu partout, la surprise, le nombre et l’inertie ensommeillée eurent raison de la violence, le pire fut évité.
Le pouvoir est vacant. De Gaulle est parti, cette fois en Allemagne, vers Massu, le PCF et Mitterrand ne veulent pas de comité central de grève. Nous organisons l’information, prenons la parole. Partout et toujours. Sur les murs, dans les rassemblements. Les ronéos tournent à plein régime. Le texte est omniprésent, les mots sont des images. Ils s’affichent.
Rougemont avait ramené la sérigraphie aux Beaux Arts, on crée des ateliers. L’affiche est reine et les créateurs anonymes. A Paris, si Raysse est rentré des USA, qu’Alechinsky et Jorn signent quelques lithos, pour l’essentiel et ici, à Dijon, totalement, la création est riche et anonyme. Elle scelle les aspirations et refus, libère la parole. La drogue ? Absente. Le féminisme ? Les femmes sont présentes dans le combat et l’action. Sur les affiches, le pouvoir, c’est les hommes, les policiers sont des hommes, les acteurs du mouvement sont des hommes, la seule effigie féminine est Marianne. L’écologie ? Absente. On utilise sans compter le papier et les arbres tombent à Paris mais aussi là où c’est nécessaire. A Chalindrey, les cheminots en grève les coupent pour barrer les routes d’accès.
Durant tout le mois de mai, un formidable enthousiasme et la certitude de la force de l’intelligence collective nous ont habités. Il y eu Grenelle - 35% d’augmentation du SMIG. Beaucoup de choses ont changé définitivement. Après mai, 1 seul prof enseignait en toge. En fac de droit - royaliste - historien -fin de règne. Le vieux monde avait vacillé. Maintenu à bout de bras par ceux qui refusaient d’organiser sa chute. Les acteurs du combat ne s’y sont pas trompés. Séguy hué à Billancourt, Mitterrand et Mendès froidement accueillis à Charlety, De Gaulle revenait- pour un an - chassé en avril 69. Il y avait eu les chars à Prague en août, acceptés ou célébrés par les mêmes. De nombreux combats s’ouvraient devant nous. Quelque falsifiés qu’ils fussent, les faits controuvés ne terniront pas le souffle des événements. ■
Extrait du témoignage apporté par un des plus jeunes soixante-huitards rencontrés lors de l’inauguration d’une exposition inattendue, dans le cadre fort sérieux des Archives municipales, qui n’ont pas fini de nous étonner !