60
Magazine Dijon

Automne 2014

 N°60
 
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02

Le passé, c’est mieux maintenant.

Le temps est-il un accordéoniste ? Célébration de la mini-jupe. Métaphore de la cocotte-minute. Considérations sur un printemps volé. Hypothèses concernant le monde nouveau. Éloge consécutif du pastis.


Chaussettes-Sauvages
L’auteur (au chant) et les Chaussettes Sauvages en 1960.
Rock and drôle. La photo n’est pas trés nette, mais l’époque non plus. Photo : Marie José Chenault

On représente le temps comme un vieux birbe qui se balade avec une faux sur l’épaule et un sablier sous le bras. Ça fout les jetons. Beaucoup pensent qu’il est linéaire. D’autres qu’il est circulaire. Il s’en trouve aussi, oh ! les niais, pour le croire discontinu. Pas du tout. En fait, le temps est un très vieil accordéon qui ne joue jamais la même musique. Il se contracte ou se dilate, il accélère ou ralentit, mais c’est toujours l’homme qui a la main dessus, et se tue à la tâche. Appelons ça l’histoire. Ou la mémoire. On s’aperçoit alors que le temps n’est jamais réductible à un calendrier.

Exemple : les années 60, thème du jour. Elles ne vont pas du tout de 1960 à 1970. Elles s’arrêtent en 1968. Après, c’est déjà les années 70 ; en dépit des tentatives de restauration et de la résurgence partielle des mêmes tensions, les têtes ne fonctionneront plus comme avant. Ce qui ne veut pas dire qu’elles fonctionneront mieux, notez ; l’histoire est parfois sujette au bégaiement. Mais bien des choses seront devenues irréversibles ; des murs seront tombés. Sauf celui de Berlin dressé en 63 et dont Joseph Beuys disait, je cite de mémoire : "pourquoi voulez-vous que j’aille voir le mur, je le connais très bien, j’en ai l’expérience intérieure comme la plupart des gens".

D’ailleurs, si on était un peu cohérent, on ferait démarrer les années 60 en 1958, création de la cinquième République, de Gaulle, Algérie française et tout. Ça deviendrait compliqué.

Revenons donc en 1960, juste pour jouer le jeu. Entre autres bricoles plus ou moins enfouies, genre la mort d’Albert
Camus et la bombe atomique française, j’en retiens personnellement trois épisodes bien nets : je me fais coller un week-end au bahut pour cheveux longs (ils touchent les oreilles). Entré presque par hasard dans un cinéma lyonnais, j’y vois « À bout de souffle » de Godard quatre fois de suite. Et ma petite copine me plaque pour un abruti qui a greffé une double selle et des rétros sur sa mobylette bleue ; heureusement, il me reste Ray Charles (« I believe to my soul »)…

Avec le recul et sans réelle nostalgie, sauf que j’avais un demi siècle de moins, je vois dans ces événements l’essentiel de ce qui allait accroître avec constance les contradictions des années 60 jusqu’à ce mois de mai qui, à défaut de changer le monde, allait modifier les mentalités. À savoir :
une rébellion de moins en moins symbolique contre l’ordre moral ; une incompréhension grandissante entre les générations ; le rôle moteur de la culture (les nouvelles vagues…) mais aussi l’extension du domaine de la marchandise ; sans oublier (hélas !)
l’émancipation des femmes. Après les prioritaires reconstructions des années 50 et la déshérence politique, la chute de l’empire colonial et la montée de la guerre froide, une certaine idée du bonheur voulait s’imposer comme allant de soi : un bonheur un peu pétochard et revanchard, fondé sur la hiérarchie et la course à la postérité. Allez, disons-le, un bonheur bien bourgeois. Mais derrière, comme titra Le Monde : « La France s’ennuie ». Sauf quand elle écoute « Salut les copains » (où Dylan chante que les temps vont changer un peu durement), ou qu’elle regarde passer les copines en mini-jupe. On ne dira jamais assez l’importance historique des mini-jupes, surtout quand les soulève un petit vent libertaire. Elles ont donné des ailes au désir.

En 1960, la maison SEB vend plus de 500 000 cocottes-minute. Événement bourguignon. C’est la démonstration que le progrès favorise l’intimité des ménages et l’harmonie des familles. Le téléphone est très déficient, les autoroutes sont en retard, les premiers transistors nasillent « Pour ceux qui aiment le jazz », la télé, encore rare, voit apparaître Johnny Halliday le lendemain de la mort d’Eddie Cochran. La honte. Mais questions arts ménagers, on est paré ; la femme est libérée, clame la réclame.

Au-delà, sans vouloir multiplier les souvenirs, de la mort de Marylin à celle de Kennedy, de Spoutnik à la lune, et tant d’autres qui font mémoire aussi grise que rose, je vois dans cette cocotte-minute l’emblème de ces années. Vous y mettez ce que vous voulez, les Beatles et le carré blanc*, Guevara et l’OAS, la sexualité et l’avortement (alors que la pilule est déjà licite aux USA**), que sais-je encore, le meilleur et le pire, ce n’est pas le plus important.

L’important, c’est la soupape. Si la soupape coince, la pression monte et ça pète. Certains l’annonçaient. Des philosophes. Des écrivains. Des artistes. Et de trop rares hommes politiques. On ne les entend pas, ou bien on refuse de les prendre au sérieux. Si bien qu’un joli mai, la cocotte explose. Parce que, je cite : il arrive un moment où la façon dont tourne la machine vous écœure. À Berkeley, à Berlin, à Paris. Moments d’ivresse intense suivis d’une assez sérieuse gueule de bois. Le consensus pompidolien recouvre la plage et ses pavés. Sheila chante la petite fille de Français moyen. La censure revient en force. Johnny devient hippie. Mais Godard sort "Le Mépris". Coluche et quelques autres inventent le café-théâtre. Les salaires ont augmenté, les congés aussi. Le printemps est écrasé à Prague mais les Noirs obtiennent gain de cause aux USA… Bref, on est déjà dans les années 70 ; on y retrouvera la mystique de la croissance et de la marchandise, fortifiée par sa contestation. Mais les mœurs ne seront plus jamais les mêmes.

De ça, on parlera dans le numéro 70 de BB ! Laissons en attendant l’accordéon continuer sa musique assassine et constatons sans enthousiasme qu’en effet, les temps ont quelque peu changé. La fameuse croissance s’est mise en panne toute seule ;
le rap a remplacé Dylan, ce qui n’arrange pas le niveau culturel ;
la micro-jupe a remplacé la mini, mais le désir ne s’en trouve pas augmenté. Les murs ont changé d’air mais pas de fonction. Et l’autre enflé a troqué sa mopette contre un déambulateur. La cocotte continue à bouillir. Ça pète de loin en loin mais assez loin pour qu’on ne soit pas encore vraiment concerné. Non, la grande révolution, me dit-on, c’est la révolution informatique. Tu parles. Ça peut aider à relier des consciences de plus en plus séparées. Mais en ce qui me concerne, je ne pourrai m’y intéresser vraiment que quand on pourra télécharger le pastis.
D’ailleurs, à ce propos… ■

* Carré blanc : signalétique posée en bas des écrans pour avertir que l’émission était déconseillée à la jeunesse. En littérature, au cinéma comme à la télé, la censure était considérée comme normale.

**Les années 60 sont dites également « sixties » : cet anglicisme est pour une fois pertinent. Tout venait alors de l’Ouest. Musiques, modes, contestation. Et la mini-jupe.


 
 

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