53
Magazine Dijon

hiver 2012 2013

 N°53
 
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08

Le luxe,
On en fait tout un plat
Jean Maisonnave

Humeurs de table : la truffe Voltaire voyait dans le luxe une « chose très nécessaire ».

Oui, mais nécessaire à qui ? Où l’on peut voir que les truffes ne sont pas toujours dans l’assiette…


la truffe

Pour Noël, on sort un numéro spécial luxe, dit-il. Bon. Normal. Noël, le luxe, ça fait couple. Comme Pâques et les cloches. Peut-être qu’à Pâques, on sortira un spécial cloche. Il y aura du boulot.


Justement, je roulais vers Alba, Piémont. J’étais en situation : le luxe, c’est une truffe blanche d’Alba, la vraie (magnatum). Pourquoi ? Parce que pas loin de 5 000 € le kilo. Et pourquoi 5 000 € ? Parce que, dans l’ordre : impressionnante concentration aromatique, rareté, grosse construction imaginaire. Et du mystère entretenu, c’est à dire un peu de magie. Ouah, mais alors, un max de plaisir ? Euh, pas sûr. Les rapports entre le luxe et le plaisir sont très complexes, pour ne pas dire ambivalents. En l’espèce, on pourrait dire qu’on en jouit par ce qu’il nous en coûte. Et que plus ça coûte, plus ça nous est cher. Chez les Romains de la décadence (le luxe n’est jamais loin de la décadence), on bouffait des perles au vinaigre et de la poudre d’or. Gustativement, ça ne vaut pas un clou. Où est le plaisir ? Ailleurs, dans le symbole. Assimiler de l’or ou de la truffe à prix d’or, c’est se valoriser soi-même au regard du commun. Autrement dit, valider un ordre où il importe, d’une façon ou d’une autre, d’accéder au dessus du panier. Telle est, me semble-t’il, la fonction profonde du luxe ; elle est clivante et très largement sociale. Le plaisir n’en est pas exclu, loin de là. Mieux vaut manger de la truffe que du mou de veau ou rouler en Porsche qu’en Kangoo, même à vitesse limitée. La question est tout autre : quelle est la nature réelle de ce plaisir ?

Qu’est-ce qui nous pousse à aimer (adorer serait plus juste) ce qu’on aime ? Parce qu’à l’examen, on s’aperçoit vite que le luxe, c’est surtout une idée reçue, pas du tout spontanée, mais instillée par une société qui est moins une société de consommation qu’une société de la rareté.

Euh oui, mais concrètement, le luxe, qu’est-ce ? Un tramway sur une pelouse ? Une truffe sur une assiette en vermeil ? Une marque sur un sac ? Un peu tout ça, justement, selon les situations et les époques. Le lieu de confrontation entre l’utile et le superflu, on pourrait dire. Minimale dans le premier cas, maximale dans le dernier, jusqu’à frôler l’abstraction démonstrative : un nom, un support. Quoi de plus moche qu’un sac Vuitton, franchement ? Où est le plaisir de se balader avec ça au bras, sinon d’en afficher la marque et consécutivement, le prix, afin de bien montrer qu’on n’est pas soi-même de la roupie de sansonnet… ?

Ce n’est qu’un exemple, il y en a pas mal d’autres à tous les étages de l’apparence, mais pas trop : la magie cesserait d’opérer. Le luxe ne prospère dans notre logique profondément hantée par la croissance que parce qu’il se fait rare, sélectif, exclusif. Et dans « exclusif », il y a « exclure ». Malaise. Même s’il s’agit d’un produit (objet) qualitativement, du moins quantitativement, exceptionnel. Genre le symbolique caviar, ou la bouteille de Romanée Conti à 1 500 €. Ou la truffe blanche d’Alba. On vous y objecte qu’il en faut très peu pour transcender l’assiette (ça met tout de même le plat de spaghettis truffés à 100 €) tout en admettant gentiment en entretenir plus ou moins la pénurie - il n’y en a pas cette année ! C’est tellement dur à trouver ! - parce qu’à se répandre bien sûr, à se pouvoir partager, le produit perdrait de sa valeur. En même temps, pour mobiliser les foules et les médias, on orchestre à grands frais de très agréables et très attirantes manifestations avec people, folklore et bénédictions. Manière, on y revient, d’entretenir le mythe, la croyance, le manque surtout. Le manque, donc le désir, ce désir qu’il faut attiser pour le transformer en frustration, presque en besoin. Ils le savent bien ceux qui nous inventent tous les jours un nouveau père Noël (créé, rappelons-le, par Coca Cola) que dans ces éléments réside la meilleure assurance de plus-value. Le luxe, voilà, c’est l’expression parfaite de la marchandise sacralisée. Donc du capitalisme.

S’agissant de notre sujet, il faudrait ensuite parler des produits dérivés de la truffe, censés permettre au vulgaire d’approcher le vrai luxe (huiles, pâtes, arômes et tutti quanti) - qui sont à 99 % de parfaites arnaques à peine dissimulées. Mais bon, on a compris ; c’est ce qu’on appelle les bénéfices induits. Et puis, on ne peut pas lire toutes les étiquettes, et à quoi bon si on trouve son plaisir ? Alors, joyeux Noël. Moi, je me contenterai de quelques demoiselles de nos côtes, d’une douzaine de coureurs des prés* et d’un prince des mers en habit vert. Pi la bûche et ses nains.

Bien sûr que je déconne. Au tarif de cette chronique, je pourrai à peine m’offrir du pain et de la moelle de bœuf, d’où l’amertume… Qu’à cela ne tienne : une tartine bien grillée, de la moelle rosée, voilà pour moi un plaisir sans prix. Avec une râpée de truffe.

■ Jean Maisonnave

* intitulés relevés ici et là… (NDLA)


 
 

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