Printemps 2015
N°62
La problématique est la plus ardue qui soit, surtout si on y inclut - comment faire autrement - la religion. Outre glose, les doctes s’accordent pourtant sur un point : il faut s’y prendre tôt. Comme disait ma grand-mère, il est plus facile de secouer l’arbre quand il est flexible. Alors, on met en avant, c’est logique, l’éducation et la culture, lesquelles sont au demeurant assez jumelles. Dans bien des pays, la culture relève de l’éducation, comme ce fut le cas en France jusqu’à Malraux à qui il fallait une fonction.
Incidemment, c’est réjouissant de voir ainsi la culture promue au rang de roue de recours, alors qu’elle est généralement considérée (sauf dans les discours) comme la cinquième du carrosse, plus que jamais en ces temps de crise où l’on voit chaque jour se fermer un établissement culturel et se tarir une subvention. Pas seulement hélas dans les municipalités nouvellement frontistes. Elles, au moins, sont cohérentes : elles ont bien perçu que globalement, la culture, c’est ce qui peut rendre moins con ; pas toujours, mais bref.
S’agissant de l’éducation, on prétend y introduire la citoyenneté, la civilité. Il faut dire que c’est plus facile, pas seulement parce que l’arbre est encore jeune, mais surtout parce que l’école est obligatoire. On s’efforce d’ailleurs d’y rétablir l’autorité, nécessaire semble-t’il à la confrontation de l’esprit civique et à l’acquisition des connaissances. Dont acte, s’il s’agit de créer de meilleurs citoyens.
S’agissant de la culture, c’est autrement plus difficile. D’abord parce qu’elle n’est pas obligatoire. Stricto sensu, elle n’est même pas indispensable. On a tous connu des imbéciles heureux. D’une certaine façon, il leur est plus facile de s’épanouir dans un monde où, chaque fois qu’on apprend un truc, on découvre un nouveau sujet d’inquiétude, de frustration, d’indignation ou simplement d’incompréhension.
Soyons toutefois cohérents : si la culture n’est pas obligatoire, quoique reconnue comme l’école utile à la plénitude de l’individu - et on entend par là une culture qui étend le niveau de connaissance et la qualité des émotions, l’autre circule bien assez - il faut alors commencer par en développer la demande ; c’est-à-dire la rendre bien plus que disponible, attractive. C’est-à-dire en faire un plaisir, sinon un besoin. Et c’est là où ça bute. Parce qu’elle n’est un plaisir que pour ceux qui sont déjà, peu ou prou, cultivés. Pour les autres, c’est prise de tête et casse-bonbons. Cercle vicieux. Si on ne commence pas par ce travail, il ne sert à rien de multiplier l’offre, sinon à enrichir le loisir des classes moyennes* et à condamner la majorité de la population à la sous-culture, très ambiante celle-là, vu qu’elle fait vendre tout le reste, du grille-pain aux idoles.
Par conséquent, une politique culturelle, surtout de gauche, qui ne se consacrerait pas d’abord à la médiation culturelle, mais alors vraiment, pas en se contentant d’intentions du genre « culture pour tous » ou de symboles (« on va dans les écoles » etc.) ; une politique culturelle donc, qui ne considérerait pas comme prioritaires, stratégiques, des points tels que, par exemple, les activités périscolaires, les enseignements artistiques, les pratiques amateurs, le questionnement des formes existantes (télé, radio), en se contentant d’ajouter du spectacle au spectacle, ne saurait très logiquement aboutir qu’à créer de la division sociale au lieu de la réduire. Si on veut vraiment vivre ensemble, il est impératif de la combattre.
Formulation brutale sans doute, mais ne voit-on pas le temps venir des nécessaires radicalités ? On sait qu’il faudra un jour prendre la chèvre par les cornes. C’est-à-dire accomplir une vraie révolution copernicienne en inversant les priorités, puisque les choix en matière d’art et de culture - siamois ceux-là - sont presque toujours indexés sur les produits, donc les moyens de production, voire la situation des producteurs sur le marché. Critères au demeurant assez cohérents avec la mondialisation et tout le fourbi, où l’on voit régulièrement la logique marchande confirmer son emprise sur le pouvoir politique.
Eh ! et la création artistique ! ? Ah ! la cré-cré. Je ne vois pas en quoi elle s’en trouverait, dans le principe, menacée. Au contraire, l’art pourrait y gagner du sens. J’allais écrire : de l’utilité. Mais l’art est toujours utile à quelqu’un, surtout lorsqu’il ne veut pas l’être. Demandez aux banquiers. Par ailleurs, c’est la création qui nous occupe ici : celle d’un citoyen égalitairement éclairé, cet honnête homme apte au dit vivre ensemble, que les Encyclopédistes déjà appelaient de leurs vœux.
Ça me fait penser à l’artichaut. Bien visible : la fleur bleue, jaillissant du cœur. Dessous, les feuilles. Dans la fleur, la beauté, mais aussi des graines. Dans la feuille, invisible : ce qui nourrit. Et le plaisir, normalement, à tous les étages. Une plante merveilleuse, cet artichaut. Je me demande pourquoi on ne la cultive pas mieux par ici, où l’on a pourtant bien engraissé le terreau.
Et on se demande ce qu’il en sera de la tant annoncée Cité de la Gastronomie, outil potentiellement culturel s’il en fut, donc potentiellement instrumentalisable. ■
* Lesquelles, au train où va le libéralisme,
seront bientôt en voie de disparition.