Printemps 2012
N°50Par Jean Maisonnave
L’évolution de la restauration dijonnaise ces dix dernières années ? On pourrait la résumer ainsi : plus de restaus, moins de cuistots.
Paradoxe certes, mais apparent seulement. La crise, la dite crise fut d’abord, pour la profession, culturelle, avant de devenir économique. Elle remonte à plus de dix ans, au milieu des années 90, disons, soit après l’âge d’or de la nouvelle cuisine. Changement d’attentes de la part du public, d’habitudes aussi venues des concentrations urbaines et des divers glissements sociologiques plus ou moins impondérables. Je nous revois encore avec Millau (*) tenter de trouver le concept de relance, sans grand succès ; d’autres aussi s’y sont cassé les dents, la lame était trop profonde.
D’autant plus que surgirent là-dessus les contraintes financières, l’érosion du pouvoir des classes moyennes et autres contingences directement issues cette fois de la crise économique. Bref, c’est l’argent, de plus en plus ouvertement, qui dictait sa loi, après une période bénie où on pouvait faire un peu tout et n’importe quoi, où la créativité en tout cas ne s’encombrait pas de ce genre de détails, où l’industrialisation de la bouffe semblait, très justement, inadmissible au pays des grands chefs.
Voilà le fond. On notera au passage que ces mouvements auront quand même eu un effet positif : relativement, il est possible aujourd’hui de manger correctement pour moins cher qu’avant, si on cherche un peu. On en aura trouvé la possibilité, j’espère, en feuilletant les numéros de ce magazine. Car il en est à Dijon comme ailleurs, à ceci près qu’on n’y trouve ni deux, ni trois étoiles, ce qui est assez rare pour des villes de même importance à vocation touristique. Mais c’est une autre histoire…
Ce qu’on a vu ici, alors qu’on aurait pu s’attendre à une raréfaction des restaurants, c’est au contraire leur prolifération et leur, comme on dit, « thématisation ». Ça va de pair au demeurant : quand le marché a tendance à stagner, il se segmente, chacun cherchant sa niche et la formule qui le distinguera aux yeux d’une clientèle toujours attirée par la nouveauté, l’originalité voire une grégarité plus ou moins nomade dans la mesure où la nouveauté, c’est par définition ce qui vieillit le plus vite. Cette quête du new est déjà en elle même significative… On a déjà parlé de tout ceci, qui n’est pas que mauvais. Ça fait bouger les jeunes, ça renouvelle le paysage, et il est de ces endroits où on ne mange pas mal.
Ce qui est moins plaisant, c’est qu’on n’y mange pas bien non plus. Normal. Dans la mesure où le restaurant devient un commerce comme un autre, la cuisine en devient seulement un des paramètres, pas toujours majeur ; on considérera moins l’origine et la qualité des produits, on regardera moins la qualification et le nombre du personnel pour miser sur autre chose, le décor par exemple. Par ailleurs, il faut convenir que l’industrie agro-alimentaire s’est améliorée. Au point qu’on peut faire de la presque bonne bouffe sans vrai cuisinier. Il suffit d’assembler des produits peu ou pas transformés - ah ! la soudaine ascension de la souris d’agneau ! - avec un trait de crème balsamique et un semis de paprika autour. Alors pourquoi se casser la nénette au risque de faire tomber le bénef ?
Voilà le trait majeur de cette dernière décennie à Dijon : c’est l’installation, après le gastro, après la nouvelle cuisine, les bistrots, le fooding et autres avatars, d’un concept très ambivalent :
la cuisine moyenne. Moyenne en tout. Tarifs, créativité, talent, produits, même clientèle. Moyens, quoi. De moyen plus à moyen moins. Je ne trouve pas que ce soit exclusivement négatif si ça peut permettre à la profession de traverser l’époque sans réelle récession.
Le problème (redisons-le), c’est que par voie de conséquence les vrais cuisiniers se raréfient, et alors ça, c’est moche, c’est de la culture et du plaisir qui se perdent. C’est un patrimoine qui fout le camp. Déjà que la cuisine française fait de moins en moins référence, baladez vous à l’étranger, vous verrez. La presse s’étonnait qu’il n’y ait pas un seul « bib » dijonnais au dernier Michelin. Mais ça ne m’étonne pas du tout (bien qu’ils n’aient pas bien fouiné). Alors que cela est aussi important que le nombre des étoilés. Le bib, c’est le plaisir réaliste de l’époque, accessible et satisfaisant. Quant à nos étoilés justement, ils souffrent mais, globalement, dans une presque totale stabilité. Donc il y a encore de la place pour la belle cuisine. A quel prix demanderez-vous ?
Je sais. Mais à y bien regarder, c’est peu évitable ; par ailleurs, ce ne sont pas eux qui font les plus gros bénéfices. Et plus la vraie cuisine se fera rare, plus elle deviendra coûteuse, c’est une simple question de logique commerciale. D’où l’importance de la défendre en tous lieux et en toute occasion. La moyenne, c’est bien, mais qui à l’école, hors les cancres du fond, se donnait la moyenne comme idéal ?
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Sur un plan plus factuel, ces dix ans auront été marqués par la soudaine expansion des restaurants japonais, en lieu et place des anciens dits « chinois ». La plupart du temps, ils le sont d’ailleurs restés, avec un répertoire japonisé et des mixité parfois surprenantes. Bel exemple d’adaptation trans-culturelle à la conjoncture… JM
P.S. : Ce magazine étant très largement financé par la publicité, ne comptez pas sur moi pour illustrer ces propos à l’aide d’exemples locaux. Choisissez vous-même.
* NDLR Pour les nouvelles générations, rappelons que Millau fut avec un certain Gault créateur d’un guide célèbre, dont Jean Maisonnave fut longtemps un des enquêteurs émérites.