Automne 2014
N°60Après des années de sommeil artificiel, le Théâtre Municipal rouvre enfin ses portes sur une saison d’opéras et d’opérettes digne des années 60 ! On croit rêver...
Remontons le temps jusqu’à une époque que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Pour eux, le vieux théâtre municipal n’est qu’un énorme bâtiment gris et triste posé aujourd’hui devant une place vide, sur les marches duquel on s’assied pour avaler un kebab en attendant un bus hypothétique ou une copine du même style.
Difficile de l’imaginer, sans taches de gras sur les marches, avec des familles se pressant pour assister, en octobre, en cette année 196... à la première représentation de la saison lyrique, une opérette signée Lopez avec Annie Cordy et Luis Mariano en vedette.
La sonnerie a déjà retenti deux fois qu’on voit les derniers retardataires descendre de voiture, laissant le père de famille aller se garer dix rues plus loin. Les lustres du premier étage brillent, les nez, les chaussures aussi. On salue gaiement, mais sans trop d’ostentation, des voisins commerçants ayant eu juste le temps de fermer après le départ du dernier client. Il y a l’épicier, qui pousse sa femme habillée toute en rouge pour passer inaperçue, le cafetier qui n’a eu le temps que de mettre une veste un peu plus chic, le pharmacien qui veut s’arrêter pour saluer sous le regard noir de sa moitié.
Un car venu de Langres dépose une vingtaine de joyeux lurons qui poussent sans façon les abonnés pour traverser le hall et donner leur billet au « poinçonneur », comme ils l’appellent. Lui salue, imperturbable, ces braves gens ayant fait des kilomètres pour s’offrir trois heures de chansons, d’évasion.
Il faut encore faire la queue pour laisser son manteau au vestiaire, acheter un programme pour connaitre le nom des vedettes, mais surtout savoir qui, de la troupe régulière travaillant à l’année, fera partie du reste de la distribution. Car tout le monde connait tout le monde, la diva, le fantaisiste, le premier danseur, et même les choristes, ce sont eux qu’on croise dans la rue, au café, on sait tout de leur vie, de leurs amours, ou presque...
Tout un monde en voie d’extinction, que des directeurs successifs, quarante ans plus tard, feraient disparaître par vagues, mais sans vague à l’âme, pour donner la primeur à des spectacles venant d’ailleurs.
Toute la troupe dite sédentaire voyait arriver avec bonheur un Luis Mariano, une Annie Cordy, un duo comme les Merkes-Merval, car les têtes d’affiche d’autrefois, lorsqu’elles faisaient des tournées, se greffaient sur le petit monde du théâtre local. Heureux temps !
Le grand lustre s’est éteint alors que tout le monde n’est pas encore entré. Le temps de donner un pourboire à l’ouvreuse (qui regarde discrètement s’il était correct), de marcher sur les pieds d’un monsieur que son ventre empêche de reculer plus, et l’on est là, au milieu de centaines de personnes ayant pour l’occasion forcé sur le parfum, à attendre que le rideau se lève. Les musiciens s’accordent tant bien que mal, on ne les aperçoit que des premières galeries. Là où on se doit d’être dans les premiers rangs de face, pour voir quelque chose, et montrer qu’on est quelqu’un. On laisse le poulailler ou même les secondes galeries aux non-abonnés, aux paysans venus des limites du département, aux jeunes, cette engeance qui s’ennuie, parait-il, dans la France des années 60,
a-t-on idée...
Le chef d’orchestre arrive, on ne le connait pas mais on l’applaudit. On ne verra de lui que son dos, trois heures durant, et sa gestuelle. L’orchestre, dans la fosse, est anonyme :
ah, si on avait dit aux Dijonnais en ce temps-là qu’un jour il monterait sur scène pour se faire entendre ! Au risque de se saborder, après une soirée de faux adieux joyeux, dans un hall des congrès d’opérette. Adieux joyeux ? Garfield, qui corrige tout ce que j’écris, me demande pourquoi j’ai mis un X à « adieux joyeux ». Je lui réponds qu’on est dans une rétrospective, pas une prospective. Vexée, elle me répond qu’elle déteste ce genre de spectacle, de toutes les façons. Bon, revenons à nos moutons.
Je ne vais pas vous raconter une soirée entière d’opérette, les applaudissements pour saluer l’entrée des vedettes, les rires qui accompagnent les numéros comiques, les changements de décor à vue plus ou moins bien réglés (on voyait passer les jambes des machinistes), les chansons bissées à la demande, les passages dansés, les entractes, aussi...
C’était la ruée vers le bar et vers les toilettes, selon, les habitués sortaient prendre soit-disant un café à La Comédie, d’autres allaient se faire voir dans les loges, afin d’avoir une chance de saluer le directeur ou les personnalités qui faisaient la pluie et le beau temps à Dijon. Heureux temps.
1968 va marquer la fin d’une époque. Parmi les fans de foot, de passage ce soir-là au Café du Théâtre pour assister à la retransmission d’un match, l’un d’eux a du penser qu’il serait grand temps de mettre un terme à cette décadence petite bourgeoise, s’il devenait maire un jour...
Difficile de ne pas en vouloir à tous ceux qui, par calcul ou par mépris, voire par simple méconnaissance, ont laissé mourir non pas un genre (l’opérette ou l’opéra-comique) déjà menacé à l’époque mais un lieu de vie pareil. Un jour prochain, semble-t-il, les portes du vieux théâtre pourraient se réouvrir enfin, non pas le temps de quelques soirées, mais sur une vraie saison théâtrale ! Voilà qui pourrait enfin redonner goût à la ville à des tas de vieux gamins, et à de plus jeunes aussi, car le théâtre, vous le savez bien, c’est la vie.
■ Gérard Bouchu