Printemps 2019
N°78par Claude Lougnot
C’était comment Dijon au temps des Ducs ? Du palais édifié par le premier des Grands Ducs de Bourgogne jusqu’aux limites du quartier Notre-Dame, Claude Lougnot nous invite à remonter le temps sur les pas des Ducs et des gueux d’un temps que les moins de 600 ans ne peuvent pas connaître. Si vous n’êtes pas d’accord avec sa vision de la ville, écrivez, on transmettra.
La place a de nombreuses fois changé de nom, au gré des événements historiques. Auparavant, elle s’appelait place Royale, et elle était ornée en son centre d’une statue équestre de Louis XIV, au XVIIIe. Elle fut rebaptisée place d’Armes à la Révolution, puis place Impériale en 1804, puis de nouveau place Royale en 1814 et place d’Armes une nouvelle fois en 1883, place du Maréchal-Pétain en mai 1941 ; elle acquit enfin son nom définitif – du moins on peut le penser – trois ans plus tard.
Mais l’emblème dijonnais par excellence, c’est bien sûr le palais des Ducs, qui témoigne encore aujourd’hui d’un millénaire de vie politique. L’aménagement de la place eut lieu en 1681, et dura cinq ans. Auparavant, se trouvait là une petite place appelée Saint-Christophe, occupée partiellement par des maisonnettes habitées par des marchands, affectant la forme d’un triangle irrégulier, qui s’étendait devant une suite de bâtiments en très mauvais état appartenant au palais ducal.
À l’origine, celui-ci n’avait de palais que le nom : jusqu’au XIe, les premiers ducs occupaient une petite forteresse dans l’actuelle rue de l’Ecole-de-Droit, qui s’appuyait contre le mur du castrum. Après l’incendie de 1137, qui réduisit presque la totalité de la ville en cendres, les ducs décidèrent de transporter leur résidence sur la future place de la Libération. Cette construction ressemblait alors à une sorte de château fort.
Tout resta en état jusqu’à l’arrivée des ducs valois. En 1366, Philippe le Hardi agrandit le palais, et fit édifier l’actuelle tour de Bar, appelée alors Tour neuve. En face de celle-ci, furent créées d’immenses cuisines à huit feux, restaurées en 1430 par Philippe le Bon, et dont une partie seulement subsiste aujourd’hui, avec dans la cour le puits au lion porte-poulie et les fameux briquets de la Toison d’Or.
Une autre tour carrée, large de base, érigée vraisemblablement vers les années 1330 – un document en fait alors mention en 1334 – domine elle aussi le palais. Elle est à l’époque connue sous le patronyme de tour de Brancion, puis plus tard tour de la Terrasse. D’une hauteur modeste à l’origine, elle fut surélevée sous les ordres de Philippe le Hardi en 1375 ; elle atteignait alors la hauteur de 34 mètres.
Après le traité d’Arras, qui mettait fin en 1435 à la guerre de cent ans, l’on vit des soldats sans emploi, surnommés les « Ecorcheurs », envahir la région, pillant et brûlant tout sur leur passage. Ils arrivèrent même aux portes de Dijon. Philippe le Bon, afin de surveiller leurs allées et venues, fit une nouvelle fois rehausser la tour, de deux étages cette fois, tant et si bien qu’elle culminait à la hauteur respectable de 46 mètres. C’est sous le nom de son dernier maître d’oeuvre, le duc Philippe le Bon, qu’on la connaît de nos jours.
Cette place s’est construite sur le très antique fossé ceignant la forteresse gallo-romaine, qui disparut lorsqu’on entreprit d’édifier le palais ducal. Lorsque celui-ci fut achevé, et le fossé remblayé, l’espace conquis servit à créer un jardin qui, dit-on, bien qu’il fût conçu au nord, faisait les délices de la duchesse Marguerite de Flandre, épouse de Philippe le Hardi.
Il y avait là une basse-cour, qu’ombrageaient tilleuls et rosiers. Au centre, on avait creusé un grand bassin, royaume liquide d’un marsouin ramené de Hollande, a-t-on longtemps cru par ici. Par ailleurs, la vedette du lieu était sans conteste une « osteroise », une sorte d’autruche à l’origine indéterminée.
À l’angle de la rue du Rabot et de la place des Ducs, la maison du XVe, qui a repris des couleurs depuis sa réfection, abritait jadis l’Hôtel du Rabot. Du Moyen Âge, il ne reste plus aujourd’hui que le pignon, les fenêtres géminées et une ouverture cintrée.
Cette artère très ancienne prit au cours de son histoire plusieurs dénominations. D’abord appelée rue du Marché-aux-Porcs, elle devint ensuite rue du Sargis (le « sargis » est une étoffe de laine), et enfin rue des Tondeurs, à cause des fabricants d’étoffes qui vinrent l’habiter. Depuis la place des Ducs, admirez la maison d’angle, l’ancienne hôtellerie de la Croix de Fer. En avançant dans la rue, on pourrait se croire immergé dans le Moyen Age. Les côtés de cette voie étroite, comme il était de mise à cette époque, sont occupés par d’antiques façades, dont les encorbellements paraissent vouloir se rejoindre au ciel. Ces demeures à pans de bois datent du XVe, et elles sont toujours debout, dans un parfait état de conservation. Au n° 9, on observe la présence d’un petit oratoire gothique, orné de liernes dont la clé figure un écusson ovale armorié.
Ici se trouvait autrefois le quartier des marchands de fer. Au n°28 de la rue, se dresse une des façades les plus connues de Dijon, ornant la maison des Cariatides. Bien que celle-ci date du XVIIe et ne fasse donc pas partie du Dijon des Ducs, sa façade vaut le déplacement.
Entre les deux rangées de cariatides (statues de femmes représentées en taille réelle) et d’atlantes (figures d’hommes) correspondant aux deux étages de la maison, on distingue un chaudron sculpté, emblème du maître de maison au centre d’un fronton triangulaire. De part et d’autre, deux cornes d’abondance symbolisent la prospérité de la famille. Le décor est dans la tradition du grand sculpteur bourguignon de la Renaissance, Hugues Sambin.
Le temps des Ducs est quant à lui représenté par la maison des Griffons, au n°4, qui possède la façade la plus ancienne de la ville, sobre mais néanmoins intéressante. Les spécialistes la datent de la fin du XIIIe, ou du début du XIVe. Les griffons en question étaient des marchands très industrieux qui acquirent une grande importance dans la ville : Gérard Griffon fut nommé vicomte-mayeur en 1319 et Guillaume Griffon en 1330.
Enfin, au n°5, formant angle avec la rue Auguste-Comte, face à la place des anciennes Halles Champeaux, qui mériterait mieux que son état actuel, on retrouve un des joyaux architecturaux de Dijon. Il s’agit d’une façade dessinant trois pignons disposés en encorbellement. Cette demeure fut très certainement construite au XVe par Maître Jehan Pourchet, qui en était le propriétaire en 1467, comme il est stipulé dans les archives communales. Les Dijonnais la connaissent sous le surnom familier de « maison des Trois pignons ».
Aucun vestige du temps des Ducs ne subsiste dans cette artère, à l’exception d’un seul, d’importance : entre les n° 57 et 63, au fond d’une impasse, se dresse la tour de l’ancienne église de Saint-Nicolas. L’édifice primitif était situé hors des murs de la ville, au XVe. A son origine, c’est-à-dire dès le XIIe, l’église paroissiale s’élevait sur un îlot constitué des actuelles rues de Mulhouse, Jean-Baptiste Lallemand et le boulevard Thiers.
L’ancien faubourg Saint-Nicolas comptait alors onze rues. La Maladière, une léproserie créée au XIIe et qui s’était grandement développée à partir du XVe, en dépendait.
C’est une des artères les plus discrètes de la ville, mais aussi l’une des plus connues : elle recèle en effet, sculptée sur l’un des arcs-boutants de l’église Notre-Dame, une petite chouette censée porter bonheur à ceux qui la caressent de la main gauche, la main du cœur. On ne sait pas en fait ce que symbolise exactement le petit rapace solitaire et nocturne. Faut-il voir en lui la marque de l’architecte de l’église, sa signature en quelque sorte ? Le mystère qui l’entoure accroît encore l’intérêt qu’on lui porte. Quand un malfaisant s’en prit à elle, et la cassa, toute la ville fut en émoi, il y a quelques années. Depuis, beaucoup d’ailleurs crurent que la chance les avait quittés.
La rue entourait l’église, au plus près ; elle s’élargissait à la hauteur du n° 18 actuel, formant un passage qui permettait de communiquer avec l’hôpital Notre-Dame. Cet endroit a été jadis le témoin d’un fait-divers sanglant : en 1579, y fut égorgé le laquais du baron de Vitteaux, dont le corps fut ensuite jeté dans un puits sis face au n°1 de la rue Verrerie. Au cours de l’enquête, preuve fut faite que le recteur de cet hôpital avait trempé dans l’affaire, et celui-ci fut rapidement exécuté place du Morimont (actuelle place Emile-Zola). >>>
Suite >>> Dans cette modeste mais très ancienne artère se trouve l’une des plus belles façades de Dijon, celle qui orne la maison Millière. A la contempler, on se sent revenu au Moyen Âge. Le rez-de-chaussée est percé de deux grandes arcades, qui servaient aux marchands du temps à exposer leurs marchandises. Sous celles-ci, deux bancs de pierre immémoriaux subsistent encore, où propriétaires ou clients pouvaient s’asseoir et prendre le frais. Une imposante poutre transversale arbore encore les ornements variés dont elle était pourvue : un carnassier alangui, des choux frisés, un lion enserrait de sa patte un écusson portant deux « G » gothiques, liés ensemble par une cordelière. A son étage, on découvre une série d’étroites fenêtres et de panneaux, séparés par des colombages. Les combles s’ouvrent sur une lucarne en « chien assis », surmontée d’un toit en pignon pointu.
Jean-Paul Rappeneau y a tourné en 1990 une version remarquable et remarquée de « Cyrano de Bergerac », avec Gérard Depardieu dans le rôle-titre. La maison Millière offre son décor naturel à l’intrigue, la sert et la rehausse : lorsqu’elle apparaît à l’écran, on ne voit qu’elle.
Dijon peut s’enorgueillir de posséder, grâce à l’église Notre-Dame, un des chefs-d’œuvre de l’architecture bourguignonne du XIIIe. Sa construction débuta en 1230, et elle se termina en 1250, s’échelonnant ainsi sur vingt années seulement.
Comme la place manquait pour son érection – le lieu était à l’origine entouré de petites masures -, tout l’effort des constructeurs reposa sur la conception des arcs-boutants, dont on diminua la portée afin de gagner en élévation, ce qui donne à l’édifice une impression de légèreté.
La façade est ornée d’une triple rangée de gargouilles – on en compte 51 – purement décoratives, puisqu’elles n’ont pas pour fonction d’évacuer l’eau de pluie.
Ces gargouilles célèbres figurent des êtres humains, des monstres et des animaux. Aucune d’entre elles n’est d’origine ; celles que l’on peut contempler de nos jours ont été réalisées de 1880 à 1882.
Mais la pièce maîtresse est sans conteste le fameux Jacquemart, halte obligée des touristes du monde entier, une magnifique horloge qui s’élève sur l’amorce de la tour sud de la façade occidentale. C’est un butin venant de Courtrai, en Belgique, que ramena le duc Philippe le Hardi après avoir réduit à sa merci la cité et ses habitants : ville qui s’était soulevée, avec Lille. Après la victoire, le duc s’empara d’une horloge placée sur la tour des halles, munie d’un automate sonnant l’heure sur une cloche, qui passait pour une merveille. Il la fit démonter et l’offrit à Dijon, sa capitale. Ce qui restait de Courtrai fut livré au pillage.
L’étymologie du terme Jacquemart n’est pas connue ; ce nom n’est attesté, pour l’automate de Dijon, que depuis 1458. Un second automate, figurant une femme, fut ajouté en 1651 à droite du campanile, pour sonner les heures alternativement avec son « mari ». On la nomma Jacqueline. En 1714, le poète dijonnais Aimé Piron demanda à la municipalité de donner des enfants aux époux. Peu après, un nouvel automate fut adjoint au couple pour sonner les demi-heures : Jacquelinet était né. En 1884 Jacquelinette vint augmenter la petite famille ; depuis ce temps, elle frappe les quarts d’heure avec son frère.
À l’intérieur de l’édifice, dans l’absidiole sud, est exposée une statue de bois, Notre-Dame de Bon-Espoir. Datant du xie ou du xiie, cette statue de la Vierge est considérée comme l’une des plus anciennes de France. Il s’agissait à l’origine d’une Vierge assise sur un trône, tenant l’enfant Jésus sur ses genoux. Contrairement à ce qu’affirme la tradition, la statue ne peut être qualifiée de « Vierge noire » : la teinture noire qui la recouvrait ayant été enlevée, on distingue des restes de sa polychromie.
À l’époque des Ducs, au XVe, les Dijonnais l’appelaient « Notre-Dame de l’Apport », à savoir du « marché ». ■