automne 2015
N°64La chronique de Jean Maisonnave
La publicité nous le démontre et la moitié du monde en convient, la cuisine n’est jamais plus belle que lorsqu’il s’y trouve une cuisinière. La femme, pas l’appareil qui n’aurait rien à faire dans cette édition spéciale. C’est un spectacle émouvant que de l’y voir batifoler, il n’y manque que le zonzon du transistor et les effluves du haricot de mouton - surtout lorsque la cuisine est bien faite et que la cuisinière a pris soin de ceindre un adorable tablier froufrou autour de ses hanche graciles, lesquelles sont à elles seules une invitation à la gastronomie.
C’est aussi un spectacle édifiant, à l’image de Sainte Agnès portant ses seins sur une assiette ou de Saint Laurent en extase sur la plancha. On y voit que la femme n’est pas seulement le plus bel ornement de la cuisine (1), elle en est aussi l’âme, la déesse tutélaire. C’est pourquoi on ne peut que déplorer de la voir abandonner un microcosme qui lui est moins défavorable que le schiste bitumineux à la mouette rieuse.
Je parle là des cuisines professionnelles où la situation n’évolue guère, quoi qu’en disent épisodiquement les magazines. Il s’en trouve quelques-uns pour s’en féliciter, insinuant que si la cuisine est en soi une sorte de cosmogonie, il y faut des gens disposant d’une certaine compréhension de la planète. Ceux-là ne sont que des misogynes. Ou des cuisiniers. Ou les deux à la fois. Si d’ailleurs les cuisiniers n’étaient pas misogynes, on verrait plus de femmes en cuisine.
Les mentalités ont changé, c’est vrai, mais pas tant que ça. Et le milieu reste assez hostile, physiquement éprouvant, autocratique, et surtout de structure para-militaire. Consécutivement, le gros con s’y épanouit aussi facilement que le cèpe sous l’orage. Car c’est d’orage qu’il s’agit : le temps est compté, la pression croissante, les décisions nécessairement instantanées, les résolutions sans alternative. Cela exige des compétences limitées mais convergentes ; donc de la discipline, donc de la hiérarchie. Les cuisines sont des lieux de pouvoir et d’urgence, donc de violence contenue. Pour s’y imposer, la femme doit posséder des qualités exceptionnelles ; d’autant qu’elle n’y est jamais majoritaire. Il lui faut la ténacité de la fourmi, la carapace de la tortue, la patience de l’arbousier et, de préférence, une complexion de catcheuse. Propre en tout cas à décourager les entreprises brigadières.
On objectera qu’il y eut toujours des cuisinières de métier. Certes ; mais rares et singulières. Mères ou filles. Mères, elles émanaient tardivement des cuisines familiales ou bourgeoises dont elles assurèrent la postérité : Mère Poulard, Mère Brazier…. Filles de chefs, elles purent échapper à certains aléas de l’apprentissage : Sophie Pic à Valence, Hélène Darroze à Paris, Sophie Bize à Annecy…. Ou alors, elles provenaient d’une autre profession, telle Reine Sammut en Provence ou notre historique Simone Menneveau, qui abandonna les antiquités pour ré-enchanter la cuisine bourguignonne dans les années 70.
Bref, et pour clore ce chapitre, on voit que si, comme on disait, la cuisine est en soi un petit monde, elle reste, plus encore que le grand, fortement dominée par le macho velu. On pourrait envisager, comme en politique, d’imposer des quotas, mais à la réflexion ce n’est pas une très bonne idée. On voit assez en politique que la femme est au moins l’égale de l’homme : elle fait les mêmes conneries.
Quant à l’autre cuisine, la primitive, la domestique, elle paraissait revenir à la femme par induction, pour ainsi dire. Comme un prolongement naturel de la fonction maternelle. On croyait cet ordre intangible car moralement inattaquable. L’homme, lui, était à la chasse. Ce monde enchanté eut ses fées (Ginette Mathiot, Françoise Bernard…). Elles apprenaient des choses indispensables aux bonheurs familiaux : vider un poulet, remplir une andouillette, tailler les légumes en sifflet… Mais cet âge d’or est révolu. Le vent de l’histoire a déstabilisé l’édifice, les temps modernes ont ruiné le dogme, les pétroleuses en ont retourné le sens.
Et c’est ici qu’il faut glorifier l’homme moderne. Privé de l’alibi de la cueillette et de la chasse en forêt où l’on ne va plus guère que pour tuer le temps, privé de sa grand-mère (mamy) qui n’apparaît plus que dans la mythologie agroalimentaire, privé de sa femme retenue dans les cénacles féministes, il n’a pas craint de relever le gant, ou pour mieux dire, la manique. On le voit désormais, le dimanche en tout cas, ceindre le tablier froufrou pour démontrer, à grand renfort d’outils et de grigris, l’inépuisable créativité de l’espèce, et que sa grandeur n’est jamais si forte que dans l’adversité.
On aurait tort d’en conclure que la femme n’est plus souhaitable en cuisine. Au contraire. Plus que l’âme qu’elle fut, elle pourrait en devenir la substantifique moelle (2) . D’abord, comme la crevette ou la rascasse, elle est bien plus belle cuite que crue. Ensuite, comme le poulpe ou l’ormeau, elle n’est jamais si désirable qu’une fois attendrie. Et pour finir, elle n’est jamais si délicieuse, à l’instar de la truffe ou du caviar, que croquée au naturel sur un canapé plutôt épais. On ira jusqu’à soutenir sans incohérence qu’elle figurerait là une sorte d’accomplissement ontologique de l’amour absolu (3) .
Je sais que cette assertion mériterait d’autres développements mais la saison avance et c’est l’heure de la plage. À Sète plus qu’ailleurs, on est tenté de vivre… (4) ■
(1) Comme disait récemment, dans un salon dédié, un imam de banlieue
(2) Comme disait Rabelais
(3) Comme disait moi-même
(4) Allusion à un poème de Paul Valéry, né à Sète, où réside ordinairement notre chroniqueur (NDLR)